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Résistances et Libertés
23 septembre 2020

En Normandie, les «chasseurs de pédophiles» enquêtent, les autorités se méfient

La Team Eunomie, pilotée par un habitant de l’Eure, a divulgué ces dernières semaines plusieurs dizaines d’identités de prédateurs sexuels à différents procureurs de la République. Alors que les suites judiciaires ne semblent pas s’enclencher, la Gendarmerie nationale alerte sur les difficultés levées par ces enquêteurs indépendants.

Screenshot_2020-09-23 En Normandie, les «chasseurs de pédophiles» enquêtent, les autorités se méfient

La Team Eunomie a monté depuis le début de l’année 480 dossiers de personnes qui « ont harcelé, envoyé des propositions indécentes ainsi que des photos et des vidéos à caractères pornographiques à des enfants ». Plusieurs dizaines de signalements circonstanciés ont été envoyées à des procureurs de la République. PHOTOPQR/JOURNAL DU CENTRE/MAXPPP

En janvier, l'Eurois Shiva (nom d'emprunt) avait lancé la Team Eunomie pour démasquer les pédophiles qui agissent sur les sites Internet, que ce soit en France et en Belgique. Ils sont aujourd'hui 37 enquêteurs « formés », cachés derrière de faux profils sur les réseaux sociaux afin de débusquer des prédateurs et « protéger les enfants ». « Je suis très impliqué. J'ai rejoint la team en février car je suis moi-même une ancienne victime. Et il faut faire quelque chose! » explique Goupil, venu de la région de Charleroi en Belgique pour aider le leader.

« En quelques mois, nous avons constitué pas moins de 480 dossiers rien qu'en France. Ce sont des personnes classées de niveau 1, les plus dangereuses, à niveau 3 (NDLR : échelle interne à l'organisation). Elles ont harcelé, envoyé des propositions indécentes ainsi que des photos et des vidéos à caractères pornographiques à des enfants. L'infraction de corruption de mineur est à chaque fois caractérisée. Ce sont des pédophiles à répétition », détaille Shiva.

Des dizaines de cas signalés aux procureurs de la République

Il s'agit majoritairement de cas isolés, mais les chasseurs sont tombés aussi sur des réseaux structurés « où les membres trouvent sur le Darknet le guide du pédophile, qui explique comment attraper une fillette, comment survivre en prison, les excuses à donner aux parents, etc. Des choses inimaginables. » Pour ces raisons, Shiva conjure les parents de faire attention aux échanges de leurs enfants sur Internet : « Pendant le confinement, il y a eu une recrudescence de discussions sur les faux profils. Les pédophiles aussi étaient derrière leurs écrans ! »

Au fur et à mesure de l'accumulation de faits, de documents et d'identités, la Team Eunomie a mis en place un document type. « Je centralise tout et m'occupe des vérifications avec mon épouse, explique Shiva. Ensuite, je vais les déposer à la Gendarmerie Nationale ou à la Police Nationale. Mais souvent, ils ne prennent pas nos signalements, ce qui est illégal ! Alors, nous avons décidé de passer à l'étape supérieure, car nous ne voulons pas que tout ce travail passe à la trappe et laisser ces criminels impunis. »

Ainsi, plusieurs dizaines de clés USB avec toutes les données ont été envoyées en lettres recommandées ces dernières semaines auprès de 13 procureurs de l'Hexagone. « Cela correspond à des pédophiles de niveau 1. Il y a en a 7 en Seine-Maritime et dans l'Eure, 2 en Belgique et beaucoup dans le département du Nord. Maintenant, on veut être pris au sérieux. Le sujet est grave et il faut s'occuper des victimes, protéger les autres enfants. D'ailleurs, nous recevons beaucoup de remerciements de familles. Certaines nous rejoignent. D'autres abandonnent, car il faut avoir le cœur bien accroché pour soutenir ce que l'on voit. C'est une charge émotionnelle énorme », affirme le chasseur qui assure se protéger de toutes menaces ou représailles.

La Gendarmerie nationale alerte sur ces pratiques

Sollicitée, Soizic Guillaume, le Procureure adjoint de Rouen n'a pas souhaité s'exprimer, « n'ayant pas encore les dossiers en sa possession ». En revanche, le Centre de Lutte Contre les Criminalités Numériques (C3N) de la Gendarmerie nationale veut rappeler « que la cyberinfiltration est née en 2007. Le législateur a permis aux enquêteurs de bénéficier de techniques spéciales pour confondre des pédocriminels avant qu'ils ne passent à l'acte et donc de protéger des enfants. En termes de droit français, cela s'appuie sur la recevabilité de la preuve qui doit être recueillie de façon légale. Pour cela, il y a trois choses à faire en cyberinfiltration : être formé, être habilité, être dans un service spécialisé par un arrêté. Actuellement, nous sommes à peu près 250 enquêteurs. Avec l'augmentation de nos formations, il est raisonnable de penser que nous puissions atteindre les 600 enquêteurs à terme uniquement pour la Gendarmerie Nationale. À ces chiffres, il faut associer la Police nationale », explique un adjudant en charge de la communication.

Concernant ces groupes d'enquêteurs indépendants, le militaire soulève plusieurs écueils qui empêchent de s'appuyer sur leurs dossiers : « On est contents que la thématique intéresse la population. Ce n'est pas que l'on ne veut pas de leur aide, mais leur manière de faire, même si elle est pleine de bonnes intentions, est contre-productive dans l'exercice de la police judiciaire. Une enquête demande du temps pour produire un dossier solide, sur lequel le juge va s'appuyer pour prononcer une sanction appropriée. Le fait de recueillir des identités sur les réseaux sociaux n'est que le début d'une enquête. C'est ce qu'on appelle notre saisine. Elle lance une procédure à laquelle il faut ajouter la réalisation d'un environnement complet sur la cible — vérifier s'il côtoie des mineurs, s'il y a déjà eu des victimes de cette personne —, l'organisation des perquisitions et l'exploitation du matériel numérique, les gardes à vue et l'instruction. Le temps passé sur la cyberinfiltration est infime et si jamais le début est bancal, s'il se révèle déloyal, l'intégralité de la procédure sera cassée ou utilisée par la Défense des accusés. Donc on s'expose à travailler pour rien et cela peut alerter les présumés pédophiles. Ensuite, notre travail est de prioriser les cibles. On va d'abord se demander s'il y a des mineurs en danger… »

Les chasseurs de pédophiles en danger ?

La Gendarmerie Nationale tient aussi à mettre en garde contre les risques qu'encourent les membres de ces groupes. « Pour faire de la cyberinfiltration, il faut être membre d'une unité de recherche avec une expérience en police judiciaire et un haut niveau dans les nouvelles technologies. De plus, selon le règlement 230-46 du Code Pénal, le gendarme est habilité à commettre certaines infractions dont celle d'acquérir ou stocker des images pédopornographiques. Ce n'est pas le cas des citoyens lambda qui sont donc susceptibles de poursuites judiciaires de la part du Parquet. C'est un point important ! Après, ils n'ont pas nos moyens techniques. Derrière ces faux profils, ils pratiquent de l'usurpation d'identité répréhensible, ils peuvent mettre en danger des personnes ou eux-mêmes, car certaines cibles sont formées et peuvent être violentes », complète le sous-officier.

La C3N avoue aussi s'inquiéter pour ces chasseurs, notamment pour leur santé mentale. « Nous sommes confrontés quotidiennement à des images violentes. Pour cela, nous avons des visites chez le psychologue plusieurs fois par an. Ce n'est pas leur cas et il ne faut pas prendre cela à la légère. »

Aucun retour sur les signalements

De plus, la dangerosité des profils impliqués fait craindre une contre-attaque. « Ils disent former énormément de personnes. La Team Moore en annonce un millier. Comment font-ils pour ne pas être sûrs d'être infiltrés, se faire retourner le cerveau par ces experts en manipulation des personnes? Nous sommes persuadés que c'est déjà le cas, explique l'adjudant de la C3N. Les Américains ont tenté de travailler avec ces réseaux et ont fait marche arrière. Au final, ce serait léguer une fonction régalienne à des civils. On arriverait à la création de milices privées. On ne peut pas se faire justice soit même, car ce ne serait plus ça la justice. »

Pour conclure, le militaire conseille à ceux qui veulent venir en aide aux jeunes victimes et à leur famille « soit de rejoindre la Gendarmerie nationale, car elle recrute. Soit de rejoindre une cellule d'aide aux victimes ou encore une association qui suit des pédophiles potentiels pour ne pas qu'ils passent à l'acte ».

Quant à la traque menée par la Team Eunomie ces dernières semaines, Shiva indique : « Au total, nous avons envoyé 71 dossiers sur toute la France. Nous n'avons eu aucun retour, sauf du parquet de Montpellier qui m'a fait convoquer en octobre par la Gendarmerie près de chez moi. Ils veulent m'entendre sur la façon de réunir les éléments. Après ça, car cela ne s'arrête jamais, nous ferons partir 20 autres profils dans le mois qui vient. »

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